lundi 22 août 2011

Regards... et désirs croisés.

 Voici une note que j'ai publiée en février dernier sur un autre blog.

Une fois de plus, je « montais » à Paris. En train. Le TEE Aquitaine avait été supprimé, mais nous avions des trains « Corail » rapides et supportions les quatre heures de trajet.

Étant parti de très bonne heure de Bordeaux et ainsi fait économiser à l’employeur, l’État c’est-à-dire le contribuable, ce que l’on appelait les « missions » (un repas et un découcher), j’avais opté pour un aller en première classe de façon à prolonger un peu ma nuit dans un compartiment… rideaux tirés. 

Évidemment, les convois s’arrêtant à l’époque au moins à Angoulême, Poitiers, Châtellerault… d’autres voyageurs sont montés en cours de route, tout au plus quatre puisque vous avez pu vous asseoir en face de moi.
J’avais quoi, quarante-quatre, quarante-cinq ans tout au plus.

Je ne sais plus si c’est à Saint-Pierre-des-Corps ou à Fleury-les-Aubrays, plutôt Fleury, que vous êtes montée. 

Élégante sans affectation, ou plutôt « à l’aise », bien posée. Vous étiez brune. Belle plutôt que jolie.

Je n’ai pas pu m’empêcher de vous regarder, essayant de rester discret ce à quoi vous m’aidiez en affectant de regarder ailleurs et d’être intéressée par d’autres objets de curiosité.

Je réduisais déjà le monde ambulant de ce train à vous et à moi.

Peut-être le sentiez-vous. Reprenant ma lecture, ou peut-être un mot croisé, je m’absorbais ou faisais comme si, sans vraiment lâcher du regard vos genoux, vos jambes gainées ; sans être attentif au moindre tressaillement de votre silhouette.

J’étais mort du désir avorté de vous sourire, de vous adresser la parole. J’aurais aimé être à côté de vous ; simuler un relâchement, une somnolence, me donnant l’excuse de frôler votre épaule, tout près de votre parfum. Contempler le profil de ce visage en apparence indifférent à ce compartiment.

Indifférent ? Moins que vous vouliez le laisser croire. Je l’ai compris, hélas, plus tard.
Mais j’étais en face. Face à vos genoux, face à votre buste, face à votre visage. Bonheur fugace et quasiment immatériel. Vous le sentiez, vous me deviniez. Ne dites pas non…

Je me souviens avoir relevé la tablette sous la fenêtre et posé le livre, ou le magazine, oui plutôt un magazine me permettant, alibi des mots croisés, de poser les mains sur cette tablette, les deux mains. Vous contempliez le paysage au loin, là où les collines, les rideaux d’arbres, les églises, les manoirs, défilent moins vite. Mais, j’ai surpris votre regard, plusieurs fois, sous vos cils, derrière vos paupières presque closes, planté sur moi.
L’ai-je imaginé ; ai-je fantasmé ces instants fugitifs ?

Je me souviens… Vous avez sorti un agenda, ou un carnet, je ne sais plus, mais vous avez à votre tour établi une tête de pont sur ce petit territoire où mes mains vous cherchaient. Je me rappelle vos mains. Belles. A la peau légèrement brune… Vos mains, l’une au moins, et… quelques frôlements. J’avais la bouche sèche. 

Vous régniez sur mes sens. Le saviez-vous, le perceviez-vous ? Oh que oui.

Mais déjà les aiguillages, les banlieues, les ralentissements, le bruit, nous signifiaient la fin de cette croisière. Austerlitz approchait. Tétanisé, je vous ai vue vérifier votre maquillage dans un petit miroir, je tremblais à l’intérieur de moi-même, je m’en voulais de cette timidité, ou de cette réserve, les deux, qui faisaient que j’allais vous perdre sans même vous avoir touchée, vous avoir parlé, avoir entendu le son de votre voix.

Paris-Austerlitz. L’agitation de l’arrivée… Nos compagnons de voyage sont sortis, je vous laisse passer devant moi. Et, là, à peine arrivés dans le couloir, nous sommes si proches, vous effleurez ma tempe de vos lèvres. Je vais mourir.

Je vous regarde, je balbutie « Déjà ! Dommage… »

Et vous me répondez « Oui. Dommage ». J’ai la chair de poule, mes jambes se dérobent. «Quel con ! » me dis-je à moi-même. Tout va très vite… déjà vous êtes loin sur le quai. Mon Dieu, ces jambes !.
..
J’ai encore à l’oreille votre voix, légèrement rauque « Oui, dommage ! ».

Cela a été si court, si bref : c’est donc à Fleury-les-Aubrays que vous êtes entrée dans mon champ visuel, que vous avez capté et colonisé mon désir. Quarante-cinq ou cinquante minutes d’un conte, d’une nouvelle, d’un roman… d’une longue aventure que je me suis souvent racontée. A moi, jamais à d’autres… jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à ce post sur un blog.

Regards et désirs croisés.

Depuis, le TGV s’est substitué à ces trains « rapides », toutes les gares ne sont pas systématiquement desservies, la ligne ne passe plus par Fleury-les-Aubrays et le train ne stoppe pas dans l’univers métallique, grandes lignes, RER C, métro aérien de la gare d’Austerlitz mais dans le temple de béton de Montparnasse. On ne met plus que trois heures pour gagner la capitale… et cela semble long, c’est un comble !

Je crois que je n’aime pas le TGV. 

Et vous, quels voyages faites-vous ? Qu’êtes-vous devenue ? Avons-nous vécu le même chambardement de nos sens ? Vous en souvenez-vous, seulement ?

Regards… et désirs croisés. Dommage !