Voilà…
Comment vous l’exprimer ? D’abord, je vais être absent de mon clavier, de chez moi, quelques heures, une journée. Normal, rien de spécial à cela.
Sauf que demain en fin de matinée, je serai dans le Périgord pour la cérémonie funèbre et l’incinération d’un pote. Un petit jeune de soixante-sept ans. Gabier certifié du Bélem, hussard de la République, fidèle pote, petit mais grande gueule, ancien demi-de-mêlée et père d’une fille et d’un première ligne de rugby, indéfectiblement de gauche, celle des révoltés permanents, des indignés, des intransigeants.
Récemment retraité, à 61 ans et quelques mois, j’avais en 2001 conduit Monsieur à Concarneau pour le premier de ses embarquements sur le Bélem. C’était un cadeau collectif que nous lui avions fait lorsqu’il avait soldé ses droits à la retraite d’instituteur (pas prof des écoles, non : instit) : naviguer sur le Bélem, préparer son grand rêve (inaccessible en fait) d’acquisition d’un voilier et de tour du monde, bras d’honneur géant à la proue.
D’ailleurs, après avoir vu le trois mâts franchir la passe et s’éloigner de Concarneau, j’avais accompli une sorte de pèlerinage, refaisant un an plus tard en partie le dernier trajet autonome de mon père, quatre-vingt dix ans en 2001. La Bretagne n’était pas son pays « natal » (père officier, fils né en ville de garnison, presque face aux Teutons) mais celui de son enfance (dès le veuvage de sa mère au printemps 1915) et de son adolescence. Mon père s’était « offert » un dernier voyage allant du Morbihan à Morlaix, avec un maximum de points de balade (courte) à pieds sur le sentier du littoral. Je savais qu’il ne reprendrait plus sa Twingo, que bientôt sa mobilité serait réduite…
Hussard de la république : vous savez, ces gens dont un certain petit bonhomme arrivé à la magistrature suprême en 2007 a dit un jour qu’ils incarnent moins nos valeurs que le curé de la paroisse (toubib et curé : les vrais notables !).
Ces gens qui se sont usés, oui : malgré les congés et les jeudis devenus mercredis… qui se sont usés à l’accueil, à la pédagogie, au lien social souvent, à l’innovation (ce fut le cas de mon ami avec l’informatique en primaire, il y a… ouh…), aux kermesses, aux lotos ; ceux qui, par exemple, dans nos campagnes, trimballaient le Debrie 16 et organisaient les séances de cinéma dans les Foyers Ruraux et… dans les patros avec le curé du coin. Pareil en banlieue… mon pote, venu des bords de sa Dordogne (c’est là qu’il a rendu l’âme samedi soir) enseignait en banlieue bordelaise. En banlieue bigarrée. En banlieue « des cités ». Et il y a fait du bon boulot. Souvenirs de fins de Ramadan… souvenirs de kermesses aux relents culinaires maghrebins, africains, caraïbes, asiatiques… Un président de parents FCPE algérien…
J’ajoute que son épouse, aujourd’hui effondrée, était… hussarde elle-aussi, directrice de maternelle dans une banlieue ouvrière. Accueil, lien social… puériculture appliquée, nettoyages de cacas, consolation de bouts de chou…
Ayant pris sa retraite et étant retourné « au pays » (qui est aussi celui de son épouse), il avait rangé son légendaire scepticisme et avait repris goût au militantisme, plus particulièrement depuis 2006-2007. Il avait, ils avaient tous deux, une vie associative intense.
Par pudeur, « elle » ne m’a jamais dit l’essentiel au téléphone. Sinon que j’étais attendu, qu’il y avait un moment que je n’étais pas allé les voir, que « ma » chambre m’y attendait, qu’il fallait discuter plantations et transplantations, qu’il y avait des noisettes à ramasser dans le jardin, qu’il fallait se retrouver pour » aller aux cèpes »… Et je remettais ce « voyage » (quoi : deux petites heures de voiture).
Et ce couillon est parti sans que je lui aie dit bonjour (adiu), que j’aie entamé une de ces discussions politiques orageuses dont, tout de même, le lieu géométrique était cet Élysée tenu par un antisocial, un organisateur de la prédation fiscale des classes moyennes et des petits contribuables… au service de quelques puissants et fortunés ; un destructeur de l’École de la République, de l’Hôpital de la République, du lien social au sein de la Nation…
Bon ! je culpabilise mon vieux Jean-Paul, évidemment. Je redoute le moment où je verrai les yeux gonflés de chagrin de ton épouse. J’ai eu ton fils au téléphone, deux fois, dont une longuement ce matin, j’ai enfin compris qu’au-delà de l’infarctus qui n’en était qu’une conséquence, il y avait une dégénérescence et une condamnation à peu d’années avec un corps répondant à peu près et un cerveau vraiment lucide. Mais tout de même de beaux projets dont un, à défaut de prendre la mer, celui de pouvoir au moins, de temps à autre, dans l’année la contempler depuis une de nos îles atlantiques… dans tes prix s’entend.
Tu n’étais pas revenu ici depuis treize ans. Voici trois ou quatre images modestes de nos lumières d’automne.
Petit matin dans le prunus, les roses qui n'en finissent pas de grimper et s'épanouir, prunus et querçus américain au couchant... et ce couillon de cerisier en fleurs depuis trois semaines (comme son voisin de seringat...)
Ce 28 septembre, alors que se déroulait la cérémonie d'adieu au colombarium, je ne pouvais m'empêcher de me souvenir du décès de mon père... dont l'incinération a eu lieu un 28 septembre, il y a tout juste quatre ans... Je l'évoque d'ailleurs dans ma réponse (ci-dessous "commentaires") à Pivoine et à Hubert 41.
Mais, si je reprends cette note, c'est parce que je dois à la vérité quelques compléments. Instituteur qui refusait que les drôles l'appellent "maître" mais le connaissent par son prénom, (précisons pour les gens d'ailleurs qu'ici les drôles sont les enfants), mon pote, gabier du Bélem, avait une "vocation" toute autre. La médecine. Il avait d'ailleurs entamé son PCB[*] (ne cherchez pas, c'est de nos âges, comme pour moi qui ai suivi SPCN[*]... d'ailleurs avec des TP et TD en commun avec le PCB) quand sa famille, très modeste, en désaccord total avec ses projets (on lui avait fait faire du petit séminaire avec l'espoir de voir éclore une tout autre vocation... avec pour résultat d'en avoir fait un athée... relativement anticlérical) lui a coupé les vivres.
Il a ruminé toute sa vie d'homme cette frustration, considérant dans les moments de cafard qu'il était en échec. Cela ne vous étonnera alors guère de savoir qu'il a continué de lire des traités de biologie, d'anatomie, de biochimie... et qu'il se tenait informé tout à la fois des progrès de la médecine et des difficultés de la recherche sur certaines maladies... Le genre de patients susceptibles de mettre mal à l'aise les toubibs... comme d'être, au contraire, d'excellents auxiliaires de ces derniers dans l'application des thérapies.
Sa curiosité, soyons rassurés, dépassait largement le domaine de la médecine et ce petit homme, au regard vif, dirigeant ou du moins dévoué au club de rugby local (qui joue en Pro D2), à l'humour corrosif, était un puits de culture.
En tout cas, j'ai su aujourd'hui qu'il était parfaitement lucide sur son avenir, sur ce qui lui bouffait cervelet, bulbe rachidien et moelle épinière, et sur les dangers encourus au plan cardiaque.
Ma passagère durant quelque quarante minutes, son épouse, me disait qu'il avait dit "stoïque vis à vis de la souffrance et de la maladie, épicurien car la vie doit se dévorer comme il se doit".
Encore des images : accompagnant ses cendres, dispersées dans la Dordogne et "devant rejoindre la mer" comme cela a toujours été sa volonté, nos roses, nos pauvres accompagnatrices (quasiment en face de la maison de son enfance).
Et, comme je n'ai pas eu le temps (ou l'incorrection vis à vis de ma passagère) de fixer certains paysages vallonnés, boisés, aux couleurs de prémices d'automne, je mets des photos prises près de sa maison, son univers urbain.
Salut, gabier ! Je me souviens de ta fierté d'être monté dans les vergues dès ton premier stage sur le Bélem, et de ta joie de m'annoncer que tu avais participé à un quart de veille en montant dans la hune. Tout là-haut.
Tout là haut...
[*] Les propédeutiques sciences (1er cycle en fac des sciences) comportaient MPC (maths, physique, chimie) faisant suite au bac "maths" ou, pour les bons en maths, au bac "sciences expérimentales", SPCN (sciences physiques, chimiques et naturelles) suivant le bac sciences ex ou sur examen spécial d'entrée en fac de sciences pour des filières genre agriculture, et PCB (physique, chimie, biologie), préalable aux études médicales ou dentaires.
SPCN et MPC se sont ensuite effacées au profit des DUES (dipl.universit. d'études scientifiques, avec options) remplacés ensuite par les DEUG sciences. Quant au PCB, il est devenu CPEM puis PCEM (premier cycle des études médicales)...
Pour plus de clarté, ci-dessous les échanges de commentaires sur le blog dont la présente note est issue :
Pour plus de clarté, ci-dessous les échanges de commentaires sur le blog dont la présente note est issue :
Commentaires
Un coucou à toi et à l "honnête homme"..
Écrit par : hubert41 | 27.09.2011
Plus difficile pour une famille que pour moi... Pour revenir du crematorium au domicile, soit une quarantaine de minutes (par des paysages périgourdins splendides), j'ai été le chauffeur de l'épouse de mon gabier. Son fils m'a dit, cet après-midi, qu'elle l'avait prévu, qu'elle m'attendait, qu'elle le voulait. Quarante minutes étrangement détendues (cela m'a rappelé l'apaisement ressenti lorsque j'allais retrouver mon père dans le funérarium il y a quatre ans... il y a quatre ans pile aujourd'hui que lui-même a été réduit en cendres) durant lesquelles elle m'a décrit leur dernière journée, elle m'a expliqué la chute (le cervelet déclenchant le court-circuit, la moelle épinière dégradée) et le dernier spasme dans ses bras, la tentative de réanimation... Durant lesquelles elle m'a expliqué sa maladie et leurs projets. Durant lesquelles nous avons rattrapé trois ans, ou quatre même, uniquement meublés de méls et de conversations téléphoniques... et ma promesse sans cesse repoussée de week-end. "Tu te souviens que tu as ta chambre qui t'attend"...
Hélas, mon épouse (par qui je les ai connus) et eux se sont éloignés, eux ont encaissé quelque déception (je sais, je sais exactement... et chez moi je me tais, situation très difficile à vivre). A ménager la chèvre et le chou, voici où j'en suis arrivé...
Voilà. Il est près de minuit, je vais ajouter quelques images du jour, donner une information et recycler cette note.
Merci Pivoine ; merci Hubert41
Hélas, mon épouse (par qui je les ai connus) et eux se sont éloignés, eux ont encaissé quelque déception (je sais, je sais exactement... et chez moi je me tais, situation très difficile à vivre). A ménager la chèvre et le chou, voici où j'en suis arrivé...
Voilà. Il est près de minuit, je vais ajouter quelques images du jour, donner une information et recycler cette note.
Merci Pivoine ; merci Hubert41
Écrit par : levenere | 28.09.2011
Apprentie gabière moi aussi à bord du Belem depuis quelques années, je viens d'apprendre par un ami stagiaire la triste nouvelle...
J'avoue que c'est pour moi un choc d'autant que j'étais à bord, en route pour la Corse, avec lui il y a encore quelques semaines... Loin de penser qu'il était gravement malade, je n'aurais jamais imaginé, en lui disant aurevoir avant de débarquer à Ajaccio, ne jamais le revoir à bord...
Depuis 2001, nous nous étions souvent croisés à bord du trois-mâts et ses retrouvailles "non-programmées" étaient toujours une très bonne surprise...
Une chose est sure : son humour, sa bonne humeur omniprésente et son extême gentillesse va nous manquer affreusement ...
Courage à sa famille et ses amis... Et bon vent à lui...
Cathy, alias Mori7 sur le Belem
J'avoue que c'est pour moi un choc d'autant que j'étais à bord, en route pour la Corse, avec lui il y a encore quelques semaines... Loin de penser qu'il était gravement malade, je n'aurais jamais imaginé, en lui disant aurevoir avant de débarquer à Ajaccio, ne jamais le revoir à bord...
Depuis 2001, nous nous étions souvent croisés à bord du trois-mâts et ses retrouvailles "non-programmées" étaient toujours une très bonne surprise...
Une chose est sure : son humour, sa bonne humeur omniprésente et son extême gentillesse va nous manquer affreusement ...
Courage à sa famille et ses amis... Et bon vent à lui...
Cathy, alias Mori7 sur le Belem
Écrit par : Cathy | 29.09.2011
Bruno,
Très touchée par ta note où tu sertis la splendide mémoire d'un ami d'exception.
Merci d'oser partager.
Très touchée par ta note où tu sertis la splendide mémoire d'un ami d'exception.
Merci d'oser partager.
La mort n'est rien,
je suis seulement passé, dans la pièce à côté.
Je suis moi. Vous êtes vous.
Ce que j'étais pour vous, je le suis toujours.
Donnez-moi le nom que vous m'avez toujours donné,
parlez-moi comme vous l'avez toujours fait.
N'employez pas un ton différent,
ne prenez pas un air solennel ou triste.
Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.
Priez, souriez,
pensez à moi,
priez pour moi.
Que mon nom soit prononcé à la maison
comme il l'a toujours été,
sans emphase d'aucune sorte,
sans une trace d'ombre.
La vie signifie tout ce qu'elle a toujours été.
Le fil n'est pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de vos pensées,
simplement parce que je suis hors de votre vue ?
Je ne suis pas loin, juste de l'autre côté du chemin.
Canon Henry Scott-Holland (1847-1918), traduction d'un extrait de "The King of Terrors", sermon sur la mort 1910
Quelquefois attribué à Charles Péguy, d'après un texte de Saint Augustin.
je suis seulement passé, dans la pièce à côté.
Je suis moi. Vous êtes vous.
Ce que j'étais pour vous, je le suis toujours.
Donnez-moi le nom que vous m'avez toujours donné,
parlez-moi comme vous l'avez toujours fait.
N'employez pas un ton différent,
ne prenez pas un air solennel ou triste.
Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.
Priez, souriez,
pensez à moi,
priez pour moi.
Que mon nom soit prononcé à la maison
comme il l'a toujours été,
sans emphase d'aucune sorte,
sans une trace d'ombre.
La vie signifie tout ce qu'elle a toujours été.
Le fil n'est pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de vos pensées,
simplement parce que je suis hors de votre vue ?
Je ne suis pas loin, juste de l'autre côté du chemin.
Canon Henry Scott-Holland (1847-1918), traduction d'un extrait de "The King of Terrors", sermon sur la mort 1910
Quelquefois attribué à Charles Péguy, d'après un texte de Saint Augustin.
Écrit par : pivoine | 29.09.2011
C'est, chère pivoine, le texte que nous avions retenu mon père et moi en octobre 1994 (bientôt dix-sept ans) pour le décès de ma mère.
Merci.
Merci.
Courage pour cette journée si difficile à passer.